[Archive] Le cinéaste Jonathan Nossiter et la journaliste Isabelle Saporta se battent pour une viticulture au service de l’homme et de la nature. En 2014, l’un sortait Résistance naturelle, l’autre publiait Vino Business. A l’occasion de notre numéro spécial vins, nous republions cet entretien.
L’un est cinéaste, auteur de Signs & Wonders et du célèbre Mondovino. Jonathan Nossiter a sorti Résistance naturelle, documentaire consacré à ces agriculteurs et vignerons qui résistent au broyeur libéral en cultivant de bons produits commercialisés à des prix accessibles.
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L’autre est journaliste, auteure de succès de librairie tels que Le Livre noir de l’agriculture. Isabelle Saporta a publié Vino Business (qui est aussi un doc qui a été diffusé en septembre 2014 sur France 3), une enquête dans le Bordelais déplorant la montée de l’agro-industrie, la hausse des tarifs et des taux de pesticides. Les deux avaient des choses à se dire sur le vin, symbole d’une lutte entre pot de terre éthique et pot de fer mercantile qui structure aujourd’hui aussi bien la viticulture que la culture ou la politique.
Votre film et votre livre ont un thème en commun : les gros industriels sont en train de bouffer les petits vignerons ou paysans indépendants.
Jonathan Nossiter – En fait, mon film parle à peine du vin. C’est plutôt une méditation sur l’agriculture et la culture, qui connaissent des évolutions parallèles. Le vin est un « McGuffin », une porte d’entrée vers les nouveaux viticulteurs et les nouveaux paysans qui résistent au rouleau compresseur de l’agroalimentaire. Giovanna habite son terroir depuis cinq générations mais son père, grande figure de l’écologie en Italie, était prof de chimie à l’université de Sienne. Corrado est un ex-sciences-po de Milan qui a refusé le système crépusculaire néolibéral et a amené sa femme sur les terres de son grand-père. Mais c’est lui qui a construit tout seul sa condition paysanne. Elena, en Emilie-Romagne, est fille d’industriel, libraire, elle est seulement la deuxième génération à reprendre des vignes. Stefano est fils d’un médecin de Gênes, il était au PC à 14 ans, anarchiste à 16 ans, puis il a tout lâché pour la campagne.
L’agriculture et la viticulture libres ne sont pas portées par des paysans de pères en fils mais par des bourgeois-citadins-intellectuels reconvertis?
Jonathan Nossiter – Au-delà du vin en lui-même, ce qui me passionne, c’est la relation entre la ville et la campagne, et la question de la transmission. Michel Serres a dit qu’il y a deux cents ans, un paysan était ignorant du monde au-delà de ses terres. Ceux qui voyaient et pensaient le monde étaient les citadins. Aujourd’hui, toujours selon Serres, la situation est inversée : ceux qui vivent en ville ne savent plus rien, ils sont épuisés, n’ont plus le temps ou la capacité de réfléchir lucidement. La preuve : malgré toutes les trahisons qui ont lieu chaque jour, nous ne sommes pas tous dans la rue. Aujourd’hui, ceux qui sont capables de comprendre l’état du monde et de se projeter dans un futur viable, ce sont les paysans. Qu’ils soient paysans de cinquième génération ou citadins récemment convertis importe peu.
Isabelle Saporta – Ce que je trouve intéressant dans le film, c’est que Jonathan met en parallèle l’agriculture et le cinéma : il faut connaître son histoire pour tracer son avenir. Moi, j’ai enquêté dans le Bordelais. Aujourd’hui, on est dans un monde délirant où la ville arrive à la campagne avec la gentrification de la vigne. Ces vignerons nouveaux font des chais design, des packagings merveilleux et pratiquent des prix exorbitants.
Certains bordeaux deviennent inaccessibles au commun des mortels, tandis que les terres atteignent de tels prix que les vignerons ne peuvent plus les garder ou les transmettre à leurs héritiers. Il n’y a que LVMH, Pinault et les Chinois qui peuvent se payer des terres à 3 millions d’euros l’hectare, tarifs en vigueur à Pomerol. On est dans une spirale folle du marketing, de la spéculation, du business, on n’est plus capable de se recentrer sur le vin et de savoir exactement ce qu’est un vigneron.
Si des héritiers de viticulteurs n’ont pas les moyens ou pas l’envie de reprendre l’exploitation familiale, n’est-il pas préférable que des groupes la rachètent plutôt que de la laisser mourir?
Isabelle Saporta – A Bordeaux, en dix ans, 30 % des vignerons ont disparu. Leurs domaines ont été vendus, soit pour faire du bas de gamme, soit à des groupes qui sont les seuls capables d’acheter à prix d’or des domaines prestigieux. Bientôt, sur le plateau de Pomerol, il n’y aura plus un seul propriétaire paysan.
Jonathan Nossiter – Bordeaux n’est plus un paysage mais un centre commercial pour riches.
Isabelle Saporta – Les bouteilles à trois chiffres, ce sont des prix purement spéculatifs. Un cheval-blanc, c’est certes un grand vin très bien fait, mais ça ne vaut pas 500 euros, faut pas déconner, il n’y a pas d’or au fond des bouteilles!
Ce ne sont pas Bernard Arnault ou François Pinault qui vendangent, ils emploient des professionnels de la vigne. Quel changement pour le consommateur si tel ou tel cru appartient à Pinault ou à Tartempion?
Jonathan Nossiter – On parle d’âme, d’humanité!
Isabelle Saporta – Le sommelier de Ducasse, quelqu’un qui sait ce que c’est que le business, dit que quand un vignoble est racheté par un grand groupe, le vin n’est pas forcément moins bon, mais n’a plus d’âme. On entre dans un monde où l’on a acté qu’il y a, d’une part, de la nourriture de merde bourrée de produits chimiques pour nous tous, et d’autre part, de bons aliments sains pour les très riches.
Jonathan Nossiter – Les bordeaux sont des créations de labos. Il faudrait me payer pour que je consente à boire un grand cru de Bordeaux. Depuis dix ans, le bordeaux n’existe plus à mes yeux.
Isabelle Saporta – Il ne faut pas abandonner le bordeaux parce qu’il reste quelques vignerons qui résistent et se battent, comme Claire Laval ou Dominique Techer, qui fait des vins abordables…
Jonathan Nossiter – Bien sûr, mais moi j’ai un regard sur le monde entier et dans cette problématique globale, je me contrefous du bordeaux. C’est comme Manhattan, ce n’est plus la ville où j’ai grandi, c’est une zone commerciale de luxe. Soyons clairs, à Bordeaux comme à Manhattan, il existe encore des gens très bien, mais je raisonne à échelle macro. Je vis depuis trois ans en Italie où j’ai vu la désespérance créée par les institutions et l’écroulement qui arrive.
Face à ça, une révolution a commencé il y a une dizaine d’années et ça me réjouit le cœur. C’est une révolution pacifique, éthique, sans violence, sans idéologie dogmatique qui exclut la diversité des gens, à l’inverse des révolutions du XXe siècle. Ces révolutionnaires sont des paysans éclairés, des agriculteurs vrais et engagés, chacun avec sa conception, qui se sont unis pour construire une société parallèle démocratique.
Le nouvel ordre économique libéral raye tous les marginaux : artistes, journalistes, écrivains, etc. On est expulsés du système. Quelle est l’utilité d’un artiste? D’abord, remettre en cause les systèmes de pouvoirs. Ensuite, la découverte et le dévoilement de beautés inaperçues. Dans le cinéma comme dans d’autres arts, ces dernières années, les gens parlent de plus en plus de carrière, de box-office… J’ai l’impression que nous, artistes, journalistes, avons abdiqué notre rôle de contestataires, de découvreurs de beautés inattendues.
Dans ce paysage dévasté, une chose extraordinaire se passe : des agriculteurs, des vignerons font des recherches historiques, comme de bons cinéastes ou de bons journalistes le feraient. Ils étudient l’histoire de leur lieu, font le tour de leur terroir pour discuter avec les vieux – pas pour les imiter, mais pour mieux se projeter vers l’avenir. Ensuite, ils interprètent ce travail de fond en fabriquant des produits. Dans leurs cas, ces produits ne sont pas des films ou des journaux mais du vin, du blé, des fruits et légumes, qui incarnent un lieu et sa mémoire historique de manière active. Puis ils partagent. La mémoire du lieu et la bonne santé de la terre ne leur suffisent pas, ils appliquent la même éthique à la distribution. Ils ont conscience du tissu social, donc des prix : ils ne cherchent pas à s’enrichir avec leur travail mais à en vivre dignement.
Ce noyau éthique et vertueux est-il propre à l’Italie?
Jonathan Nossiter – Non. Ici, à Paris, on est passé de deux lieux qui vendaient des vins naturels à cent cinquante aujourd’hui. A New York, s’il y a des îlots de résistance, ce sont les bars et restaurants qui servent des vins naturels. A Rome, il y en a une quarantaine. Au Japon, il y a douze importateurs de vins naturels. Ces lieux sont fréquentés par des jeunes et pratiquent des tarifs accessibles. Voilà la chaîne : un produit bon et sain, chargé d’histoire et de culture, vendu à un prix démocratique. Si ça, ce n’est pas un modèle de résistance à l’ordre libéral, alors je n’en connais pas.
Isabelle Saporta – Tout ce que tu dis est juste, mais je suis moins optimiste. En France, on a des terroirs à tomber par terre, une histoire merveilleuse de la viticulture, de formidables faiseurs de vins. Je ne les abandonnerais pas sous prétexte que leurs terroirs sont grignotés par les grands investisseurs, au contraire. Le cercle vertueux de résistance, c’est très beau, mais il faut avoir conscience de la violence que ces gens-là subissent au quotidien. Ils sont vraiment en souffrance. C’est une violence économique, mais aussi symbolique, parce que ces gens vivent leur métier avec passion.
Ces vignerons ne se battent pas pour foutre en l’air le système mais pour le transformer de l’intérieur. Il ne faut pas laisser le champagne, le bourgogne ou le bordeaux aux seules mains de l’agro-industrie. Parce qu’une fois que les grands groupes auront tout racheté et qu’il ne restera plus un vigneron d’origine, on ne pourra plus revenir en arrière. Ce qui est fou aujourd’hui, c’est que les vignerons qui font tout bien, qui n’utilisent pas de pesticides, se voient reprocher de faire de la merde par l’Inao, l’institut de contrôle de la qualité, c’est-à-dire l’Etat! C’est dingue!
Jonathan Nossiter – Que ce soit en Europe, aux Etats-Unis, au Brésil ou ailleurs, les institutions gouvernementales ne représentent plus le bien public. Les jeunes en sont parfaitement conscients. J’en ai marre d’ailleurs qu’on critique les jeunes, qu’on les dise apolitiques… Va fanculo! Je suis ému par deux choses. D’abord par les agriculteurs – et je préfère ce mot à « paysan » qui a une connotation péjorative…
Isabelle Saporta – Ah non! Moi je préfère « paysan » parce que « agriculteur » a une connotation agrobusiness, productiviste. « Paysan », c’est le pays, c’est celui qui travaille la terre.
Jonathan Nossiter – Agriculteur, paysan, les deux mots ont leur noblesse. Ce qui m’intéresse dans l’agriculture d’aujourd’hui, ce sont les agriculteurs ou vignerons comme ceux du film. Ils travaillent la terre tout en organisant un petit système de justice économique et sociale. Un gars comme Belloti a vingt-trois vaches, du bétail, huit hectares de blé, d’orge, un potager qui nourrit quarante salariés d’une entreprise gênoise dont le patron subventionne une part de ce potager. C’est de l’écologie anthropologique. La proposition du film, c’est qu’il n’y a pas d’écologie environnementale sans écologie culturelle, parce que l’homme est au centre de tout ça.
Et j’en reviens aux jeunes, qui sont d’une lucidité extraordinaire. On a organisé une projection au cinéma L’Arlequin à Paris pour cent quatre-vingts lycéens. C’était émouvant de constater leur intelligence, leur lucidité politique. Ils savent qu’il n’y a quasiment pas de différence entre un Hollande et un Sarkozy, que ces dirigeants ne travaillent pas pour l’intérêt général, pas plus que les Inao, Inra, AOC et autres institutions étatiques.
Isabelle Saporta – J’avais fait le même genre de constat dans Le Livre noir de l’agriculture. On est dans des cercles vicieux au lieu d’emprunter des cercles vertueux. On hypersubventionne des types d’agriculture qui sont néfastes pour l’homme, pour l’environnement, on tue le travail (il y a de moins en moins d’agriculteurs) alors que 90% de nos eaux de surface sont contaminées par les pesticides. On fait tout à l’envers
Jonathan Nossiter – Il y a dix ans, quand j’ai fait Mondovino, j’étais désespéré par l’état de l’agriculture et optimiste sur l’état du cinéma. Je n’avais rien compris! C’était le cinéma qui crevait alors que la résistance existait dans le monde agricole. Le vin est intéressant parce qu’il est l’ambassadeur du monde paysan. Depuis les Grecs et les Romains, la vigne est intégrée dans une diversité agricole. C’est seulement depuis cinquante ans qu’on se spécialise, comme dans les universités, ce qui tue l’esprit.
A la fac d’agriculture de Milan, vitrine de l’agroalimentaire, les profs nient l’effet de serre, le réchauffement climatique, ils disent que les terres sont saines, qu’on n’a jamais été aussi heureux, etc., ça va très loin! Partout, les institutions gouvernementales et universitaires sont au service des puissants. On est dans cette folie, cette négation des problèmes.
Isabelle Saporta – C’est comme cette vieille chanson, « Tout va très bien, madame la marquise »… Tout va très bien, alors qu’en réalité, tout a cramé.
Peut-on considérer ces nouveaux vignerons-agriculteurs comme les symboles de la génération « antisystème »?
Jonathan Nossiter – Oui. De la Sicile à la Champagne, de la Nouvelle-Zélande à l’Allemagne, ces gens ont non seulement refusé la pourriture d’un système, mais ils agissent et travaillent en accord avec leurs idées.
Isabelle Saporta – Ce qui m’angoisse, c’est cette faillite des institutions dont on a vu le résultat aux dernières élections. On sait que les vignerons qui travaillent bien sont emmerdés. Je connais un vigneron qui fait un champagne magnifique, il vient de subir un contrôle de l’Inao qui lui a dit qu’il y avait trop d’arômes dans son jus! C’est-à-dire que ce gars qui crée des emplois, qui travaille son terroir, qui est l’un des rares à être en bio dans toute la Champagne, on lui met des bâtons dans les roues. On est dans un monde à l’envers où l’Inao dit que ces vignerons font honte à leur terroir.
Jonathan Nossiter – C’est comme si on ne pouvait voir La Règle du jeu qu’en couleurs et en 3D et qu’on interdisait de le diffuser dans sa version d’origine. Aujourd’hui, dans l’agriculture dominante, c’est 3D et couleurs obligatoires. On mange du pain qui ne nourrit plus, fait avec des levures de labo frankensteiniennes, on mange de la merde qui détruit notre santé, on mange des produits fabriqués sur des terres biologiquement mortes, on boit du vin frelaté reconstitué en labo, etc. L’agriculture aujourd’hui, c’est comme si on avait détruit toutes les copies de films en noir et blanc ou tous les tableaux des musées, qu’il n’y avait plus d’histoire de l’art ni du cinéma.
Vous ne noircissez pas un peu le tableau?
Jonathan Nossiter – Mon parallèle avec le cinéma est plus métaphorique que réaliste, je sais qu’il existe encore de belles institutions comme la Cinémathèque ou autres qui transmettent l’histoire du cinéma. Dans l’agriculture et le vin, la situation est une question de survie de la planète, il s’agit de l’alimentation réelle et culturelle des gens.
Isabelle Saporta – Si tous ces dirigeants étaient fiers de leur modèle, ils ne le planqueraient pas autant. Le vin est le seul produit sur lequel il n’y a pas d’obligation d’afficher sur l’étiquette tous les additifs. Tu m’étonnes! Ça ne rentrerait même pas dans la contre-étiquette tellement la liste est longue. Les lobbies sont si puissants qu’ils ont réussi à obtenir ce genre de dissimulation. Le vin est le seul aliment sur lequel il n’est pas obligatoire d’avoir une limite maximale de résidus de pesticides. Pourquoi? Quand on cherche des résidus de pesticides dans le vin, on en trouve à chaque fois. On planque, on dissimule. Si ce système est vraiment l’avenir du monde, s’ils en sont fiers, qu’ils jouent cartes sur table.
Résistance naturelle de Jonathan Nossiter
Vino Business d’Isabelle Saporta (Albin Michel), 256 pages, 19 € et documentaire du même nom d’Isabelle Saporta et Damien Vercaemer
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